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     Mes sœurs et moi, étions en pension dans un petit village de Dordogne, isolé et éloigné de notre famille qui résidait à Bordeaux, et nous nous y ennuyions à mourir, car nous étions privées de tout, d'affection, de jeux, de bonne nourriture, de soins, de chaleur, et même de l'hygiène la plus élémentaire.

    Ma mère m'avait apporté une bague sertie d'une pierre bleue," un saphir, m'avait-elle dit, que ma marraine m'avait rapportée de Turquie" pour l'anniversaire de mes 8 ans.  Je l'admirais très souvent, en particulier quand nous étions à l'église, pour réciter le chapelet tous les soirs après la classe. Je voyais les couleurs des vitraux qui se reflétaient dedans, je trouvais que c'était très joli et je n'écoutais plus les prières que nous récitions machinalement. J'étais fascinée, je ne pensais plus à rien d'autre qu'à regarder ces reflets colorés, et tout d'un coup, sans m'en rendre compte, je plongeais dans un autre univers où il n'y avait que des couleurs lumineuses qui s'animaient, c'était un monde extraordinaire de lumières, de douceur et de chaleur. Tout ce qui était autour de moi disparaissait, l'église froide et sombre, les murmures des voix. Chaque soir pendant le chapelet je "rentrais dans l'univers merveilleux de ma bague magique"... Ma bague me servait "d'upaguru" ou de "concentrateur d'énergie", et ce fut le début d'une série de visions qui me transportaient hors de mon triste quotidien. Je ne savais pas combien de temps j'y restais, chaque soir,  mais un jour, une camarade me poussa du coude pour me "réveiller" parce que, sans m'en rendre compte, j'étais pliée en deux sur mon siège, la tête sur les genoux:

    -"Redresse-toi, me disait -elle, ou je dis à la sœur que tu fais ça! tu vas tomber!"

    Je pris conscience que j'étais partie ailleurs, mais que mon corps ne suivait pas, et je me sentis plus inquiète que coupable parce que je ne disais pas le chapelet, et j'avais surtout peur que la soeur l'apprenne et me punisse. Je ne le faisais plus que furtivement, mais la magie n'opérait plus, surtout à cause de ma camarade qui me bourrait les côtes de coups de coude pour que je ne recommence pas. Elle se dressait comme un chien de garde entre moi et mes incursions dans l'univers magique de ma bague.

       On nous faisait coucher vers 20h en toutes saisons et souvent il faisait encore jour: nous protestions tout bas "qu'on nous faisait coucher avec les poules"!

    J'avais du mal à m'endormir, et je restais un long moment à "me raconter des histoires". C'était comme un film, avec l'image et le son, qui se déroulait sous mes paupières, mais l'histoire s'imposait à moi sans que je fis le moindre effort d'imagination. Parfois , quand le "film" me plaisait, je recherchais dans mon esprit comment il avait débuté, et lorsque j'avais retrouvé le début, le "film" recommençait, comme si je l'avais rembobiné. Ce n'étaient pas des rêves, j'étais consciente et je pouvais ouvrir les yeux, pour voir s'il faisait encore jour, ou parce que j'avais entendu un bruit, et reprendre le fil de mon histoire là où je l'avais laissée.

    A l'école, la sœur nous faisait faire des rédactions au moins une fois par semaine, et je n'avais pas de mal à raconter des histoires, il me suffisait de me souvenir d'une de celles que je voyais le soir avant de m'endormir. La sœur était émerveillée par mon "imagination fertile", et je croyais que ça sortait tout seul de mon cerveau!

    Mais un jour que je voulais rembobiner pour la énième fois, j'ai entendu une voix forte et autoritaire me dire:

    -"Ah! non! ça suffit comme ça, j'en ai assez de te raconter plusieurs fois la même histoire! il est temps de dormir maintenant!".

    La voix semblait venir de l'intérieur de mon oreille. Je voulais demander "qui me parle?" mais j'étais trop impressionnée. Je savais que ce n'était pas une personne "à l'extérieur", mais je n'avais pas la moindre idée de l'existence des esprits. Je me suis figurée une sorte de père qui venait me rendre visite le soir, mais que je ne pouvais pas voir.

    A  partir de ce jour-là, je ne cherchais plus à "rembobiner mes films" et même pendant un certain temps, quand une histoire commençait, je l'arrêtais en me demandant qui me la racontait... mais je craignais d'ouvrir un dialogue avec ce "quelqu'un qui n'existait pas" dont je sentais la présence.

    Je pleurais aussi très souvent en allant me coucher, car ma sœur aînée ne ratait pas une occasion de me gifler sans raison, il lui suffisait que je croise son chemin pour qu'elle ait envie de me taper dessus, c'était sa façon de se venger de notre triste vie, j'étais sa "tête de turc" car elle était jalouse, croyant que notre mère m'aimait plus qu'elle.

    En  me frottant les yeux pour essuyer mes larmes, j'avais remarqué que je voyais des lumières et je trouvais ça tellement joli, que c'était devenu un dérivatif à mon chagrin. Je me frottais encore les yeux même quand je ne pleurais plus, juste pour voir ces lumières colorées qui s'allumaient et changeaient de couleur avant de s'éteindre. C'étaient des phosphènes, mais je n'en savais encore rien. Cependant, au bout de quelques minutes, des visions lumineuses s'installaient devant mes yeux sans avoir besoin de les frotter encore, les couleurs se modifiaient d'elles mêmes en s'épanouissant. Une vraie féérie!

    5 -Premières visions

    Cette photo d'une constellation que j'ai prise dans une émission de la 5 : "Le cosmos dans tous ses états", ressemble à ce que je voyais.

    Puis je voyais des milliers de petites lumières comme des petites étoiles qui bougeaient et glissaient ensemble en faisant des figures harmonieuses sur un fond de ciel sombre, elles ressemblaient à une immense fête foraine dans la nuit et vibraient au même rythme, comme mues par une même pulsation cardiaque. Parfois, l'une des étoiles se détachait de l'ensemble et s'immobilisait devant mes yeux comme si elle me regardait, puis repartait à la vitesse de l'éclair parmi les autres.

    Je n'avais plus besoin de frotter mes yeux, les lumières vibraient toutes seules devant mes yeux et autour de moi, même si j'ouvrais les yeux, c'était un enchantement et je ne m'en lassais pas. Parfois je voyais passer un visage, puis un autre, certains étaient souriants et disparaissaient d'eux-mêmes, d'autres grimaçaient en me faisant peur, mais je les chassais en ouvrant les yeux et en fixant un point dans le dortoir, puis je revenais "voir mes étoiles" et je me sentais emportée dans un monde enchanté, plein de lumières colorées et de chaleur qui m'apportait un sentiment de bonheur et de joie immense : "j'étais aux anges"!

     Quand les lumières disparaissaient, je trouvais que c'était toujours trop tôt, et comme tous les enfants, j'en réclamais encore! Pour les faire revenir je recommençais à frotter mes yeux, pensant que ce geste les ferait revenir, mais je ne voyais plus que des phosphènes qui s'échappaient vite, et comparés à "mes étoiles vivantes", je les trouvais sans intérêt. Je pensais que c'était moi qui les fabriquais dans ma tête par "un truc" que j'essayais vainement de comprendre. Je me demandais "comment j'avais fait" pour que les petites étoiles reviennent danser devant mes yeux.

    J'entendais encore parfois "la voix" qui me disait de dormir, et j'obéissais sans broncher.

    J'étais tellement émerveillée par ces visions lumineuses que j'en parlai à mes copines en leur disant d'essayer de les voir aussi en se frottant les yeux, mais elles n'y arrivaient pas ou bien elles avaient peur? il est probable que l'une d'entre elles ait rapporté mes propos à la sœur, car un matin elle nous a fait un discours d'un ton grave et alarmiste qui disait (en condensé):

    - "Il n'y a que les saints qui peuvent avoir des visions célestes. S'il y en a parmi vous qui voient des choses que les autres ne voient pas, il faut absolument chasser ces visions, c'est le Diable qui vous les envoie pour s'emparer de votre âme. Le Diable est un malin et un menteur, il peut vous faire voir des jolies choses, mais c'est un moyen pour vous posséder, il faut le chasser aussitôt!"

    Puis elle nous lut la vie du curé d'Ars qui était sans cesse "tourmenté par les démons"!

    Une autre sœur, la sœur Agnès qui s'occupait des plus petits, m'appela pour l'aider à des menus besognes, alors qu'elle ne m'avait jamais prêté la moindre attention auparavant. Elle me parla des esprits qui se manifestaient et me raconta des histoires de "poltergheists", les esprits frappeurs, qui harcelaient des jeunes filles qui "devenaient folles et finissaient à l'asile".

    Bref, j'avais eu droit à des récits si effrayants que, le soir même, quand les visions vinrent sous mes paupières, je les chassai résolument. Et quand elles revenaient et s'imposaient, je disais mentalement "vade retro Satanas",ainsi que la sœur me l'avait appris,  puis je me retournais dans mon lit en m'efforçant de m'endormir très vite !

    Quelques jours plus tard, sœur Agnès me demanda s'il m'arrivait de voir encore des choses, je lui répondis que je ne voyais plus rien et on n'en reparla plus. J'obéissais aux soeurs à cause de la crainte qu'elles m'inspiraient par leur autorité sévère et rigide mais surtout par la peur que leurs récits sur le démon avaient fait naître. En même temps elles me rejetaient dans la froideur et l'ennui de notre vie d'enfants abandonnés par notre famille.

    Si c'était le Diable qui m'envoyait ces images lumineuses, pourquoi ces visions me donnaient-elles de la joie, de la chaleur, et même du bonheur de pouvoir m'évader de  l'enfermement de cette triste vie ? Pourquoi ce diable-là ne m'avait jamais envoyé des images terrifiantes ou abominables? pourquoi avait-il une voix certes autoritaire, mais aussi apaisante? pourquoi était-il près de moi chaque soir pour me faire oublier ma tristesse?

    "Que les êtres qui se communiquent soient des démons ou des anges, ce sont toujours des êtres incorporels, or, admettre la manifestation des démons, c'est toujours admettre la possibilité de communiquer avec le monde invisible, ou tout au moins une partie de ce monde.

     "La croyance à la communication exclusive des démons, quelque irrationnelle qu'elle soit, pouvait ne pas sembler impossible, alors que l'on considérait les Esprits comme des êtres créés en dehors de l'humanité; mais depuis qu'on sait que les Esprits ne sont autre chose que les âmes de ceux qui ont vécu, elle a perdu toute vraisemblance: car il s'ensuivrait que toutes ces âmes sont des démons, fussent-elles  celles d'un père , d'un fils ou d'un ami, et que nous-mêmes en mourant nous devenons des démons, doctrine peu flatteuse et peu consolante pour beaucoup de gens...

    "Les Esprits constituent le monde invisible; ils sont partout; les espaces en sont peuplés à l'infini; il y en a sans cesse autour de nous avec lesquels nous sommes en contact...

    "Les Esprits réagissent incessamment sur le monde physique et sur le monde moral, et sont une des puissances de la nature...

    "Il y a des Esprits de tous les degrés de bonté et de malice, de savoir et d'ignorance."

           Allan Kardec (le livre des médiums)

     

    5 -Premières visions

     Un jour, la soeur nous avait lu l'histoire d'une petite fille malheureuse qui s'était réfugiée aux pieds d'une statue de la Vierge pour pleurer, et qui s'était endormie. Pendant son sommeil, la statue de la Vierge s'était baissée pour prendre la petite fille dans ses bras et l'emporter avec elle au Paradis.

    J'enviais terriblement le sort de cette petite fille, et un soir que la soeur m'avait envoyée porter un message au curé, je repartis en passant par l'église. Je m'approchai de la statue de la Vierge et, en me haussant sur la pointe des pieds jusqu'à pouvoir toucher ses pieds en plâtre, je la suppliai de m'emporter avec elle au Paradis:

    - la soeur a dit que tu étais la maman de tout le monde, dis-je à la statue. Alors comme ma mère ne m'aime pas et ne veut pas me garder avec elle, je voudrais que tu m'emportes avec toi au Paradis.

    La statue restait immobile comme une statue, j'insistai et je la suppliais en pleurant:

    - Emmène-moi! Emmène-moi! lui criais-je à la fin en tapant sur les pieds de plâtre froids et insensibles. Tu m'entends? mais non! bien sûr! tu n'es qu'une statue! La soeur nous raconte des histoires qui n'existent pas!

    En m'entendant crier et pleurer, le curé arriva par la porte de la sacristie qui communiquait avec son appartement, en demandant:

    - Qui est là? il y a quelqu'un? Répondez!

    Il ne pouvait pas me voir car l'église était sombre. Je me suis enfuie en courant.

    La soeur nous livrait une histoire "magique" sans nous ramener à une réalité matérielle, dans ce cas pour ne pas nous parler de la mort de la petite fille, mais elle n'imaginait pas la portée de cette vision merveilleuse pour les enfants tristes et malheureux que nous étions. Elle nous disait toujours, pour nous en convaincre, que nous étions heureux de ne manquer de rien, et nous racontait toujours des drames d'enfants vivants dans la rue, le froid et les maltraitances...en nous répétant sans cesse que nous n'avions pas le droit de nous plaindre, pas même d'être triste, car c'était un péché contre Dieu qui nous donnait tout...sauf une famille pour nous apporter de la tendresse, de l'amour, des distractions et plein de petites joies dont nous étions privées (des cadeaux, des jeux, des bonnes choses, des bons soins...). Et si on osait formuler la moindre plainte, elle nous faisait honte et nous culpabilisait en nous accusant d'être "envieuses" de ceux qui avaient tout ce qui nous manquait! Même dans nos lettres nous n'avions pas le droit de nous plaindre à notre mère, car la soeur les lisait et jetait à la poubelle celles qui ne lui convenaient pas en nous reprochant de "vouloir faire de la peine à notre pauvre mère qui faisait ce qu'elle pouvait"...

    Nous avions une vie de "prisonnières"sans aucun droit ni aucune liberté, et notre seul moyen d'échapper à la pression qu'on nous faisait subir en permanence, était de protester tout bas entre nous, et ça nous aidait beaucoup psychologiquement pour échapper à cette éducation bourrée de mensonges et de contraintes. Ma soeur aînée avait une force de caractère et de résistance extraordinaire, elle ne s'en laissait pas conter et tenait tête à la soeur avec une assurance qui l'impressionnait en faisant l'admiration des autres pensionnaires. Quant à moi, elle me croyait plus malléable, mais elle se trompait: je savais absorber les informations utiles et rejeter ses arguments pour me "programmer", sans rien lui dire. Mais je ne faisais pas seule ce travail mental! J'entendais une voix intérieure qui me disait: "non!" ou bien "n'importe quoi!" ou encore: "ne l'écoute pas!" et j'avais immédiatement un recul, sans rien laisser paraître. Sans cette voix, je pense que je n'aurais pas pu échapper au destin qu'elle prévoyait pour moi.

     


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