• 6- Mes années sombres, les démons

    A mesure que je grandissais, je me rendais compte que j'avais conscience de choses qui me paraissaient évidentes, mais que mes camarades ignoraient. Quand mes camarades m'agressaient, je me défendais pas en me bagarrant ou en les contrant, mais en leur disant des vérités qu'elles voulaient cacher, en particulier lorsqu'elles me faisaient mettre en colère. Je croyais que tout le monde pouvait voir les mêmes choses que moi car je pensais que "ça se voyait comme le nez au milieu de la figure". Par exemple, je disais à l'une:

    "tu n'as pas appris tes leçons hier soir, et tu n'as qu'une peur, c'est que la sœur t'interroge! Au lieu de te ronger les sangs, tu ferais mieux de lire ta leçon tout de suite parce qu'elle va t'interroger après la récréation!"          

    Quand la sœur l'interrogeait au hasard, la fillette était persuadée que je l'avais dénoncée! Si elle avait suivi mon conseil, elle était grandement soulagée, même si elle ne sortait que quelques mots hésitants. Généralement la sœur nous obligeait à apprendre les résumés "par cœur" et elle nous faisait copier le résumé dix fois si on ne sortait pas un mot!. Elle pouvait être plus indulgente pour les enfants qui avaient "une mauvaise mémoire"

    Ou bien je disais à une autre: "tu as copié tes exercices sur telle élève, si tu m'embêtes, je vais lui dire!"

    Ce n'était pas bien méchant, mais c'était suffisant pour mettre une fillette mal à l'aise. Et la question qu'elle me posait toujours était: "comment tu le sais?" et je répondais: "je le vois sur ta figure!"

    Si la sœur m'avait entendue "deviner", "prédire" ou "avertir" de quelque chose, elle aurait dit que "c'étaient les démons qui me faisait parler ainsi". Elle répétait souvent que "les démons étaient des menteurs, mais qu'ils disaient la vérité pour mieux nous posséder"...c'était un paradoxe que la sœur expliquait en disant que "les démons étaient très malins et très rusés". Elle parlait plus souvent du diable et de sa clique de démons, qu'elle n'évoquait l'amour et la bonté de Dieu! Elle nous mettait sans cesse en garde contre les hommes qui étaient "leurs suppôts sur terre" et elle nous exhortait à ne pas les fréquenter!!!

    Pour ne pas "devenir folle" (car on sait que les paradoxes rendent fou!) je rejetais en bloc les démons, tous les dogmes et les croyances qu'elle voulait que j'ingurgite sans réfléchir. Petit à petit, je doutais de tout et de moi-même, et surtout de ce qu'elle disait! J'allais à l'église par obligation, mais sans conviction et je développais un esprit critique à l'insu de la sœur qui croyait me tenir sous sa coupe. Peu à peu je rentrais en résistance, et l'esprit en éveil pour analyser et "vérifier" tout ce qu'elle disait. C'était un travail mental quasi permanent car la soeur me prenait pour confidente et s'épanchait en me révélant "les dessous" de ses actions, de ses projets, de ses ambitions, comme de ses rancunes et de ses aversions. Dès l'âge de 12 ou treize ans, elle me parlait comme à une adulte, mais ne supportait pas la moindre objection de ma part et me reprenait de haut si j'osais émettre un avis. Je ne la jugeais pas, mais elle avait perdu à mes yeux sa qualité "d'adulte référent"et la confiance que j'avais en elle. J'étais obéissante et silencieuse pour ne pas subir de sévices ni de reproches, mais je n'en pensais pas moins!

    Pour la sœur, l'acte de foi passait avant tout par une obéissance aveugle à son catéchisme particulier. Elle se posait en Maître et se confiait à moi comme à une adulte, pour "m'initier" et préparer mon avenir avec elle.    Ma mère lui ayant laissé tous pouvoirs sur moi, elle espérait que je prendrai le voile, car, disait-elle, "j'avais de grandes capacités et nous ferions de grandes choses ensemble" et elle répétait à qui voulait l'entendre, "que j'étais le fleuron de son école". Elle était fière de mes succès scolaires et s'en attribuait tout le mérite, même si elle me laissait étudier toute seule par correspondance : moi, je n'étais que la pauvre enfant abandonnée qu'elle avait sauvée et bien sûr, je lui devais tout!

    Je ne répondais rien et je lui laissais "tirer des plans sur la comète", car si je m'étais rebellée ouvertement, j'aurais eu droit à des sermons interminables sur mon ingratitude... et ma situation aurait été difficile, car je ne savais pas ce que ma mère aurait fait de moi. Pour se débarrasser d'une de mes sœurs, ma mère l'avait confiée à la DDAS, qui l'avait placée dans un "Bon Pasteur". C'étaient de véritables maisons de correction pour jeunes filles qui n'avaient souvent rien fait d'autre que d'encombrer leur famille. Ma soeur m'avait raconté les mauvais traitements qu'elle subissait: des humiliations publiques à la moindre incartade, la mise au cachot au pain sec et à l'eau sur un sol en terre battue où il y avait des rats, la douche froide forcée etc... 

    Au moindre faux pas, la sœur pouvait me renvoyer moi aussi. J'étais coincée entre ma mère qui ne voulait pas me garder, et la sœur qui me brimait et prévoyait de m'envoyer au noviciat! J'étouffais sous la pression et je me disais que je partirai dès que j'aurai l'âge et la capacité. Je pensais que ce jour serait au plus tard à ma majorité. En attendant je me sentais emprisonnée, car elle décidait de tout pour moi sans me demander mon avis, et ne me laissait aucun droit ni aucune liberté. Je me souviens en particulier qu'elle m'avait lancé une gifle magistrale alors qu'en 4è je lisais Zola, qui était au programme de littérature, parce que cet écrivain avait été interdit par l'Eglise au XIXème siècle!

     A l'âge de 14ans, je l'aidais, officiellement mais sans salaire, à tenir le pensionnat tout en faisant mes études par correspondance: je faisais des surveillances et de l'enseignement pour les petits. Quand j'entrai dans l'année de première, elle m'avait inscrite au lycée mixte de la ville où elle venait d'être mutée, une promotion pour elle. Mais ça ne lui suffisait pas: il fallait qu'elle se distingue encore davantage en envoyant une novice en herbe à sa "Maison Mère", et je savais qu'elle m'avait promise à ses Révérendes Mères.

    Au début de l'année scolaire, la soeur  avait réuni 5 ou 6 des plus grandes filles du pensionnat. Elle nous fit un discours pour nous inciter à "répondre à l'appel du Seigneur et à nous engager dans sa communauté religieuse" car elle estimait qu'il était temps "après tout ce qu'elle avait fait pour nous"...etc...

    Je savais que ce discours s'adressait particulièrement à moi, car elle voulait s'assurer que j'allais suivre la voie qu'elle m'avait tracée en usant de son influence sur moi (croyait-elle!). Mais je ne bronchais pas, et je scrutais mes camarades: elles avaient entre 14 et 16 ans et elles étaient toutes aussi piégées que moi et leurs visages exprimaient une grande inquiétude!

    La soeur avait embauché, pour faire la cuisine et le ménage, une ancienne élève qui passait la serpillère à "quatre pattes" sur le sol pendant cette confrontation pénible. La soeur insistait:

    - Alors! il n'y en a pas une qui se décide! Vous me décevez beaucoup!

    La jeune fille qui faisait le ménage lui dit timidement:

    - si! moi! je veux devenir religieuse!

    Je pouffais de rire intérieurement par le comique de la situation, et je partis en disant avec une colère retenue:

    - Eh bien! vous l'avez votre religieuse, vous êtes contente?

    Cet incident fut le déclic qui me décida "à me jeter dans les bras du premier garçon venu" pour que la soeur cesse de diriger ma vie et de me fabriquer un  avenir. Désormais elle avait trop besoin de moi, pour me renvoyer séance tenante comme elle l'avait fait pour ma soeur. Au contraire, elle exigeait que je lui donne 10 ans de ma vie "pour lui rembourser mes études" c'est à dire qu'elle voulait que je travaille pour elle pendant dix ans sans salaire ni aucun droit, comme je le faisais déjà depuis l'âge de 14ans! Je lui ai répliqué qu'elle n'avait qu'à envoyer la facture à ma mère, et je suis partie à la fin de l'année pour me marier avec un garçon de ma classe.

    Quelques années plus tard, ma vie n'avait rien d'un conte de fées, mais j'avais terminé mes études par correspondance, j'étais devenue enseignante et j'avais deux enfants en bas âge. Je reçus une carte de la soeur qui m'annonçait qu'elle avait un cancer au dernier stade et me demandait pardon "au cas où" elle m'aurait fait du mal! . A la tournure de sa lettre, il était évident qu'elle n'avait pas du tout pris conscience de ses abus, des pressions qu'elle m'avait fait subir et de l'esclavage mental par lequel et avait cherché à me dominer et à diriger ma vie. Elle mettait seulement "ses affaires en ordre" avant de mourir, pour "se présenter au Seigneur avec son vêtement blanc" comme il est dit dans l'Evangile. C'était une pure formalité, et je répondis de même " que je n'avais rien à lui pardonner" pour "qu'elle s'en aille en paix" car je pensais qu'il n'était plus temps de "laver notre linge sale"! Et elle m'en avait  laissé un gros paquet à évacuer avant de pouvoir lui pardonner! Sa lettre me fit partir d'un grand éclat de rire ironique et grinçant: il faut avoir vécu une telle éducation faite de dressages, de manipulations, de chantages, d'obligations, de privations, d'humiliations et de manque d'amour pour comprendre ma réaction.

    Peu après je fis des rêves récurrents où je voyais la soeur: elle me disait qu'elle était là, qu'elle regrettait ses erreurs, et venait me conseiller. Il y avait longtemps que je ne faisais plus attention à mes "rêves" ni à mes visions en demi-sommeil, et je ne croyais plus même à mes intuitions. J'ai d'abord pensé que j'avais des obsessions liées à son emprise pendant mon enfance et je voulais chasser ces visions, au besoin avec des médicaments et je pris des cachets pour dormir, mais rien n'y faisait! Elle continuait de me hanter, tantôt souriante, tantôt grave ou suppliante pour m'exhorter à "croire" qu'elle était là. Mais je doutais de plus en plus de ma raison, ce qui me conduisit à avaler presque tout le contenu d'une boîte de somnifères "pour qu'elle me laisse dormir tranquille". Je me retrouvai à l'hôpital où l'on m'obligea à faire une psychothérapie, qui ne résolut rien, car la soeur était toujours là!

    En désespoir de cause, je la chassais par des "vade retro satanas" comme elle m'avait appris à le faire, mais à cause d'elle, j'avais rejeté la religion et je riais de l'ironie de la situation: de son vivant, lorsque la soeur priait, elle prenait des poses extatiques pour "faire la sainte". Maintenant elle était devenue un démon d'après sa propre définition, et je parlais à un démon qui n'existait pas! ("Mdr", comme on dit sur la toile!) Il y avait vraiment de quoi devenir folle!

     Selon le sens populaire et la démonologie chrétienne, et par déformation du sens premier, les démons sont des esprits foncièrement mauvais qui subissent les tourments de l'enfer et ne cherchent qu'à nous entraîner avec eux dans leur chute, car selon la doctrine chrétienne, c'étaient des anges qui se sont révoltés contre Dieu. C'est en ce sens que je comprenais le mot à cette époque de ma vie.

    Pour les grecs de l'Antiquité, les démons étaient des êtres divins ou semblables aux dieux qui possédaient un certain pouvoir, parfois c'était un génie attaché à chaque homme qui jouait le rôle de conseiller et lui donnait des intuitions soudaines, c'était comme son inspiration intérieure. Le démon symbolisait une conscience supérieure de l'ordre de la Connaissance, mais aussi de l'ordre du destin, qui dépassait les règles de la raison par un éclairage transcendant.

     En "langue des oiseaux", les démons sont les âmes qui ont traversé le miroir qui sépare ce monde de celui de l'au-delà, car le mot démon est l'inverse du mot monde: mon-de//de-mon.

     

     

     NB- ne pas confondre "ma soeur" (famille) et ""la soeur"(la religieuse)

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